Entretien J. Attali : sortie pandémie covid19

 


Jacques Attali, écrivain et économiste, président de la fondation Positive Planet, donne des clefs pour se préparer à la sortie de la pandémie de Covid-19 et des raisons d’espérer dans l’Europe, dans la planète et dans les hommes.

Ouest-France Propos recueillis par Frédérique JOURDAA. Publié le 02/04/2020



« Mieux que la Chine et les États-Unis ». Selon l’écrivain Jacques Attali, « l’Europe est la mieux placée pour répondre aux besoins de demain », après la sortie de la crise, due à la pandémie du coronavirus Covid-19. Elle détient les secteurs de « l’économie de la vie » qui « sont la base de la future économie et des emplois d’après-demain. »

Il explique aussi comment il faudrait repenser l’économie et « réorienter la production vers les industries de la vie, de l’éducation, de la culture, du digital, vers une économie plus aimable avec la nature ». Entretien.

« Le jour d’après », ou la sortie du confinement, comment l’imaginez-vous et comment s’y préparer ?

Il est encore un peu tôt pour parler du « jour d’après », la sortie sera extrêmement longue. À moins qu’on ne trouve demain matin un médicament et un vaccin, il faut encore qu’on ait les moyens de protéger ceux qui pourraient être exposés, sous peine de prendre le risque d’une deuxième vague.

Que pensez-vous des récents tests et études, notamment celles des entreprises bretonnes (*) ?

Je n’ai pas d’avis sur les questions médicales, je ne veux pas me prononcer sur tel ou tel médicament, je constate les choix médicaux. Comme tout le monde, je constate que le modèle coréen (**) est un bon modèle à étudier, même s’il diffère de celui que nous suivons.

Et le déconfinement ?

Il faut aussi poser la question aux seuls médecins. Dans toutes les circonstances de la vie personnelle et collective, il faut prévoir le pire pour l’éviter. Le déconfinement sera sûrement  progressif. Pour éviter le pire, c’est-à-dire qu’il y ait une deuxième vague.

Redoutez-vous une deuxième vague, comme cela s’est vu dans d’autres pandémies ?

Évidemment. Si on le gère mal.

Une récession économique mondiale vient-elle dans le sillage de la pandémie ?

L’épidémie évolue différemment de pays en pays. Elle est passée de la Chine à l’Europe pour traverser l’Atlantique. Elle sera longue aux États-Unis qui sont le principal moteur de l’économie mondiale. Et qui vont aussi souffrir de leur excessive spéculation financière ; les USA vont retarder la reprise de l’économie mondiale, s’ils continuent à gérer aussi mal la crise actuelle. La récession mondiale sera longue et majeure. Bien pire que celle de 2008.

Le virus pourrait-il sonner définitivement la fin de l’hégémonie américaine au profit de l’Asie ?

L’Europe est la mieux placée pour répondre aux besoins de demain. Mieux que la Chine et les États-Unis.

Comment survivre financièrement pendant cette crise ?

Même si des secteurs entiers (tourisme, aéronautique, automobile, spectacle, publicité, vêtements, secteurs du luxe, voyage) seront durablement et très sévèrement  impactés, une très grande partie de l’économie, tous les métiers essentiels à la vie (la santé, le commerce, la distribution, la presse, les transports, l’énergie, la finance, la vie politique, démocratique) continuent de travailler, même à distance, et je les admire.  Tous sont rémunérés et assurent le maintien des salaires à ceux qui ne peuvent pas travailler. Les secteurs de l’économie de la vie sont la base de la future économie et des emplois d’après-demain. Cette conversion sera longue. Des années… L’Europe est mieux placée que le reste du monde dans ces secteurs.

Et les entreprises ?

Elles vont être soutenues par les prêts bancaires mis en place par le gouvernement. Si l’économie redémarre en été, ce ne sera pas trop grave, les prêts auront permis de tenir. Notre pays part mieux placé que beaucoup  d’autres grâce à son système qui maintient la couverture sociale à tous et protège en cas de chômage.

Comment l’État financera-t-il ce déficit ?

Cela se traduira  par une croissance de l’endettement de l’État et, à terme, par une hausse des impôts. Mais l’aspect positif, et moins catastrophique, c’est que la baisse de l’inflation permet à la banque centrale de faire tourner la planche à billets sans trop risquer de déclencher une inflation majeure.

Le Coronavirus est-il « un danger mortel » pour l’Europe ainsi qu’avertit Jacques Delors, ancien président de la commission européenne ?

L’Europe fait de son mieux pour s’organiser, même si la santé ne fait pas partie de ses mandats. La Banque centrale agit vraiment de façon efficace. L’Europe pourrait aussi lancer des « Livebonds » ou des Autonomybonds, des fonds spécifiques dotés de mille milliards d’euros pour financer les industries de la vie et pour les industries qui assurent son autonomie afin de plus dépendre du reste du monde. Cela résoudrait à la fois la question de la solidarité européenne et de la relance ciblée des industries dont nous manquons et créerait beaucoup d’emplois. Ce grand projet solidaire satisferait l’Europe du nord autant que les autres pays européens. Nous avons tous besoin les uns des autres.

Si la terre est vivante, n’est-elle pas d’une certaine manière en train de se venger ?

La nature n’est pas toujours aimable avec les hommes. Ce qui nous arrive est bien une réaction de la nature, mais c’est aussi lié à des problèmes d’hygiène dont l’homme est responsable, et à sa manière d’utiliser les animaux de façon honteuse. Aujourd’hui, la nature respire un peu mieux, car on la meurtrit moins, mais la croissance négative qui est bonne chose pour la nature n‘est pas bonne pour les hommes. Il faut donc réorienter la production vers les industries de la vie, de l’éducation, de la culture, du digital, vers une économie plus aimable avec la nature.

Il faut investir massivement dans cette économie de l’hygiène et du recyclage, afin d’assurer à la population mondiale un meilleur accès à des services d’hygiène efficaces. Aujourd’hui, plus de 2 milliards d’humains n’ont pas accès aux toilettes et plus de 40 % n’ont pas les moyens de se laver les mains à domicile… Cette économie de reconversion peut créer beaucoup d’emplois et générer une croissance différente.

Que deviendra la liberté ?

De nouvelles règles internationales en matière d’hygiène, de sécurité, de santé vont certainement restreindre notre liberté en utilisant davantage de technologies. On va vers une économie d’hypersurveillance où il faudra maintenir nos libertés. On se rendra compte que chaque pays, chaque individu est responsable de soi et des autres. Le risque serait de remettre les pouvoirs à une autorité totalitaire, humaine ou abstraite. Il faut au contraire aller vers une société altruiste. On en a mille manifestations tous les jours et je redis ma reconnaissance et mon admiration à ceux qui sont en première ligne.

Au sortir de cette catastrophe, y a-t-il une chance pour que les humains modifient leurs priorités ?

Ce confinement, c’est un moment unique, l’occasion de découvrir une intériorité différente, de se remettre en cause dans son travail, de donner un nouveau sens à sa vie. De «  devenir soi ».  Cet événement nous aide à prendre conscience que, voilà, notre vie est courte et rare, et que la seule chose qui vaut, c’est le temps. Qu’il s’agisse de travail, de liens avec nous-mêmes, avec ceux que nous aimons, faisons donc en sorte notre vie soit faite de bon temps.


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